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Duologie

On ne sait pas qui est Le Fils de Pan ni pourquoi ceux qu’il assassine sont immortels. Quand un anglais sanguinaire et paranoïaque aide une adolescente cynique à retrouver sa sœur assassinée, les secrets de ce tueur se défont les uns après les autres. 


*


Ariane Briand a vécu une enfance normale et rurale aux côtés de Carmen, sa sœur jumelle, et de leur meilleur ami Matthieu. À dix-sept ans, elle est renversée par une voiture et ne se réveille de son coma qu’avec ces souvenirs en tête, amnésique. Mais on lui apprend que Carmen a disparu depuis deux ans et qu’elle vient d’être retrouvée assassinée. Matthieu, quant à lui, était parti à sa poursuite et réapparait aux funérailles.

Alors qu’Ariane a le sentiment que sa sœur jumelle n’est pas vraiment morte, Matthieu déclare qu’elle pourrait « vivre à nouveau ». Certains êtres sont effectivement immortels : réincarnant le même corps que celui dont ils disposaient avant de mourir, privés d’une partie de leur mémoire, condamnés à vieillir et à mourir une infinité de fois encore. 

Alistair Kane est un immortel dans le corps d’un homme de vingt-six ans. Paranoïaque et amnésique, il laisse passer les jours dans son appartement parisien insalubre, orchestrant continuellement son suicide pour échapper à sa condition et pour se réconforter dans les souvenirs de l’Angleterre georgienne dans laquelle il a grandi. Car, quand il ne se suicide pas, deux obsessions le torturent : il ne sait pas qui est le Fils de Pan et la seule famille qui lui reste se résume à son grand-frère Luke, qui est aussi celui qui lui a fait le plus de mal. 

Cet été-là, Mickaël, une vieille connaissance, lui rend visite. Une jeune femme, Carmen Briand, aurait découvert les origines du Fils de Pan. Dans sa quête, elle aurait rencontré Luke. Mickaël propose un marché à Alistair : il doit aider Ariane à retrouver sa sœur, en échange de quoi il aura une chance de découvrir ce que Carmen savait. 

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Ariane

   Ma sœur resterait pour toujours mon cancer. Prolifération excessive de moi-même. Maligne. Pourtant, nous n'avions pas pu nous en empêcher. Nous nous étions retrouvées une dernière fois, toutes les deux. Je louais une chambre d'hôpital. Elle, un casier à la morgue du même bâtiment. J'avais tenté la fugue, deux ans après sa propre disparition.

   Des lueurs rougeâtres se reflétaient sur les cloisons métalliques. Dans l'obscurité, je discernais ainsi les rangées de placards occupés par ma sœur et par ses nouveaux copains. Je titubais jusqu'au plateau avec mes béquilles. Nous l'avions sortie du tiroir pour la cérémonie.

   Ma sœur était sous ce gros drap. Docteur Sarandon, médecin légiste, le rabattit jusqu'à sa poitrine. Ici, sa blessure était dissimulée, si bien qu'il m'était possible de croire que la faucheuse était passée tendrement, en claquant des doigts. Carmen s'était suicidée, un coup de revolver dans le cœur.

   Ce n'était pas seulement son visage, c'était aussi le mien. Plus blanc qu'à l'habitude, plus sévère encore avec cette mâchoire crispée par la mort. Cette lippe mécontente, qui m'avait toujours importunée, était violette. Ses petites épaules étaient recroquevillées, et ses cheveux châtains et ondulés seraient gras pour toujours. Je devinais ses jambes blanches que j'avais moi-même poilue ou plâtrée, ses ongles vernis — contrairement à moi —, ses yeux bleu nuit clos.

   Je me voyais morte, l'image renversée comme dans une chambre noire. Mon coma avait dû s'apparenter à ça. C'était la dernière fois que nous étions véritablement jumelles, encore presque identiques. Bientôt, elle deviendrait plus froide, son cœur et son cerveau seraient engloutis par des bactéries. Nous la mettrions sans tarder dans une pochette hermétique, comme un steak au congélateur. À temps, peut-être. Sinon, elle deviendrait un petit tas de cendres. Je ne savais pas encore. Madame Sarandon gribouillait sur son porte-bloc, réclamant mon verdict. C'était évident pourtant que c'était elle ? Ça aurait pu être moi, mais c'était elle.

   La tâche d'identification du corps me revenait à moi tandis que mes parents faisaient une autre routine gendarmique, pour aider l'enquête, signer des papiers. À vrai dire, j'avais insisté pour voir l'horreur : je voulais croire à ce réveil terrible. J'avais quitté mon coma le lendemain même de sa mort.

   Le soir de ma fugue, une voiture m'avait percutée. On m'avait retrouvée, allongée en bord de route, un garrot fait d'une cravate sur le tibia. Les marques sur le bitume accusaient le conducteur, toujours méconnu : il s'était enfui après avoir rencontré un chêne en freinant. Il devait probablement se traîner son tacot, à cette heure-ci. Moi, je m'en tirais avec une jambe de plâtre. J'en avais laissé des choses sur le bord de cette route.

   Les médecins avaient tous pensé que je ne me réveillerais jamais. On m'avait opérée malgré tout, redessinant correctement mes os à l'aide de clous et de plaques, retirant les caillots de sang entre les replis de mon cortex. Puis j'étais restée inconsciente jusqu'à hier, absente un mois entier de ma vie. J'avais des cicatrices bleues un peu partout, une plaie presque guérie sur la tempe, une marque profonde dans la cuisse. Je compris, en me voyant ce matin, que le problème n'avait pas tant été mon corps que mon crâne.

   Je ne me souvenais ni du sang, ni de ma fugue, ni de ces deux années passées sans elle. J'avais perdu des souvenirs, et peut-être quelques morceaux du reste. Comme si, hier encore, Carmen et moi mangions des coquillettes sur le comptoir de la cuisine, qu'elle coiffait mes cheveux ou que nous marchions sur le chemin du lycée.

   La police l'avait traquée pendant ces deux années. Séquestrée ou en cavale, peut-être mutilée ou violée, ou alors vivant d'euphorie et de vraie vie, c'était pareil : elle n'avait laissé aucune trace pour être retrouvée. Jusqu'à cette semaine. Son cadavre de suicidée avait été découvert, presque frais, dans la forêt d'Orléans.

   Tout avait changé ces deux dernières années. Je l'avais compris à l'instant même où j'avais repris ma conscience. J'avais d'abord appelé ma sœur, car il n'y avait que mes deux parents à mes côtés. Morte, ils m'avaient répondu dans des expressions emmêlées. Puisqu'elle était morte, il me fallait Matthieu, mon meilleur ami. Une fugue, lui aussi, juste après la disparition de Carmen. J'avais pleuré le prénom de mon petit-ami, dernier recourt. Il m'avait quittée, un an et demi auparavant.

   Mon monde était déjà altéré, Carmen était sèche et froide aujourd'hui, et moi je m'abîmerais davantage. J'allais probablement me croûter à nouveau et avoir des cicatrices, et des vergetures, des rides pour sillonner mon visage si j'arrivais jusque-là. Je pouvais mourir plus tôt que prévu, moi aussi, puisque rien ne semblait certain dorénavant. Dans ma tête aussi, ça se dégraderait encore.

   Sa peau était là. Persistait-il des cellules qui n'étaient pas encore mortes dans la décomposition ? Une partie d'elle subsistait. Peut-être qu'une substance de l'âme ne dépend pas du circuit nerveux qui maintient en vie mais juste de ce qui vit avec toi, parasite ton corps : les eucaryotes, les protéines et les bactéries qui grouillent dans l'intestin. J'aurais aimé qu'elle ait une âme et qu'elle ne cesse pas d'exister.

   C'était transgresser les règles de la médecine légale mais je glissai ma main sur le drap. Ce n'était pas lisse, comme lorsque je tâtais mes clavicules devenues anorexiques. Sa chair était parfois molle, de petites masses pâteuses sous mes doigts : était-ce l'impact de la balle, la coagulation finie du sang ? C'était peut-être dans ma tête mais les odeurs qui semblaient s'en dégager me soulevaient le cœur. Son ventre s'arrondissait à mesure que je laissais filer mes doigts contre elle. Je me stupéfiai. Ma main avait rencontré un petit bout plus chaud, un autre doigt !

   « Elle était enceinte » me divulgua l'inconnu.

   Je ne l'avais pas entendu arriver. Il s'était paralysé à mon contact, un sourire aimable et discret aux coins des lèvres, étudiant mes réactions. Je ne discernais pas ses iris, assombris sous cette lumière, cachés derrière leurs verres de lunette. Circulaires et en métal fin, la paire entamait des centimètres de ses pommettes. Jeune homme, il était vêtu d'une blouse blanche. Un corps pas trop grand, un nez légèrement courbé, comme un bec, une peau mate. Sarandon, elle, avait disparu.

   « Son abdomen est aussi un peu gonflé à cause de la putréfaction qui débute », éclaircit-il encore.

   Je ne l'entendais qu'indistinctement sous le vrombissement des climatiseurs. Je frémissais dans cette chambre froide. Pour Carmen, ce devait être pire. Je ne parvenais pas à détacher mes doigts de ce renfermement bombé où avait résidé un début d'être, fait de mes gènes à moi aussi.

   « Tu devrais la laisser tranquille, maintenant », me pressa-t-il d'une voix tendre.

   Il inclinait le menton, comme pour quérir mon assentiment. Comme si c'était moi qui décidait. Je relevai le regard plus nettement, assumant mon effarouchement. Je ne comprenais pas comment les choses pouvaient changer si vite, se désintégrer sans prévenir. Il portait un sourire restreint, presque mesquin, que je ne pus déchiffrer complètement et qui semblait comme rire de ma douleur.

   Pourquoi partir si vite ? C'était la dernière fois que je la voyais. Après, il me faudrait multiplier les adieux sous d'autres formes, plus spirituelles ou un peu connes parce qu'humaines. J'allais me chagriner longtemps pour elle. Peut-être que ça passerait vite, car je me découvrais déjà capable d'oublier deux ans de ma vie à la suite d'un simple accident.

Ses lèvres semblèrent devenir plus blanches. Ses restes devinrent insoutenables. Le type avait regagné la porte. La main sur la poignée, il m'invitait à déguerpir d'un gentil signe de tête. Je savais que si je n'obéissais pas, je ne pourrais plus jamais sortir. Je resterais ici avec elle. Mais j'avais peur. Dehors, je pouvais crever de tout à mon tour. C'était la peste partout où je posais mes mains.

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